Les éditions le Délirium

mardi 10 janvier 2012

Un éminent commissaire d'exposition nous parle des mathématiques existentielles



Aborder les fragments de mathématiques existentielles à partir d’un point de vue intentionnaliste - dont l’ambition fort discutable consiste toujours à spéculer sur l’intention supposée de l’auteur - me semble être une entreprise peu séduisante, au motif qu’elle ne repose que sur une gentille et très banale quête de sens, et, donc, sur une demande de réconciliation bien improbable avec un objet textuel qui, de par sa souveraine indifférence à la question de sa légitimité, tirera durablement la langue à toutes nos approches définitoires. J’ose à peine l’avouer : il m’arrive rarement de demander à un tremblement de terre l’intention théorique ayant présidé à son émergence.

Pour fonder ma défiance à l’égard de l’approche intentionnaliste, il m’a suffi de constater, lors des deux conférences de Laurent Derobert auxquelles j’ai eu le plaisir d’assister, que mes réactions jubilatoires à sa rhétorique se trouvaient invariablement en phase avec celles du public : à chacune de ces prestations, ce ne fut jamais, pour l’auditoire, la maîtrise conceptuelle du propos qui fut la source du ravissement, mais, tout au contraire, le fait d’être en permanence déporté, séduit, désencombré de la lourde exigence du déchiffrement. Comprendre sera toujours une expérience moins directe, moins évidente, moins légère, une expérience en somme moins spirituelle que celle de sentir ou de pressentir. Le dépaysement, le coup de foudre amoureux, le choc esthétique : autant de sensations liées à tout ce que l’on ne comprend pas et qui cependant nous enchante.

J’ai eu la chance de découvrir ces fragments de mathématiques existentielles dans l’état vaguement hypnotique qui est celui de la réception esthétique, c’est-à-dire celui du lâcher-prise devant un quelconque savoir. J’aime plus que tout que l’on me raconte des histoires et je m’autorise à penser, depuis ma formation à l’Institut des Grandes Interrogations de Tsal Jaldoum, que le pire vient toujours de la compréhension - qui n’est finalement qu’une très roturière fonction de thésaurisation du sens. La véritable connaissance, sans doute antinomique au savoir, c’est peut-être ce qui en nous est séduit par tout ce que nous ne comprendrons jamais dans l’autre (ou du monde), et qui fait que cet autre (ou ce monde) n’est et ne sera jamais lui-même, et que, ne pouvant être séparé de soi, il ne se trouve, en définitive, ni aliéné par notre regard, ni institué dans je ne sais quelle identité ou différence.

C’est à la notion d’étrangeté que je me réfèrerai pour exprimer la somme de défis que nous lance (malgré lui) cet objet discursif - qui, selon moi, ne donne le meilleur de son jus que lorsqu’il est porté par la voix de son baragouineur. Si cette forme symbolique m’a paru d’emblée étrange, c’est par sa manière d’hybrider des grammaires et des lexiques relevant de disciplines - mathématiques et fiction littéraire - que les partisans du savoir triste jugeront toujours incompatibles sur le plan épistémologique. Je ne perdrai pas mon temps à réfuter leurs solides arguments critiques car, malheureusement, ceux-ci n’ont qu’une fonction strictement policière : nous ramener gentiment au bercail méthodologique de leur sclérosante scientificité. Mais la raison principale pour laquelle je me garderai de leur porter la contradiction est encore plus élémentaire : depuis quand demande-t-on des gages de sérieux à un tremblement de terre ou à un objet destiné à l’appréciation esthétique ?

J’ai reçu les fragments de mathématiques existentielles comme une langue étrangère reposant sur les principes de déliaison et d’irréconciliation. Au principe somme toute banal de liaison et de réconciliation des êtres entre eux (sur lequel repose le discours dominant) - ou de l’être et du monde, ou des êtres et des mondes, ou des mondes entre eux -, s’oppose celui, fatal, de déliaison et d’irréconciliation. Des deux principes - c’est en tout cas la thèse que défend l’Institut des Grandes Interrogations, c’est toujours celui d’irréconciliation qui triomphe. Même approche, en somme, que pour le Bien et le Mal. Le Bien consiste en une dialectique du Bien et du Mal dans laquelle le Mal n’est qu’un faire-valoir, une anomalie assignable à résidence. Le Mal, lui, consiste en la dénégation de cette dialectique, en la désunion radicale du Bien et du Mal, et, par voie de conséquence, en la constante autonomie du principe du Mal, dans le fait qu’il soit justement inassignable à résidence. Alors que le Bien suppose la complicité dialectique du Mal, le Mal se fonde en lui-même, en pleine incompatibilité avec quoi que ce soit. Tel est le destin de ces fragments de mathématiques existentielles : d’être incompatibles avec les savoirs auxquels ils empruntent - fiction oblige - quelques arguments circonstanciels.

Comment ne pas établir une analogie entre l’Altérité radicale qui existe entre les êtres et l’irréductibilité éternelle du Mal ! En d’autres termes, je pense qu’il n’y a pas d’explication rassurante, qu’il n’y pas de scientificité qui tienne bien longtemps face à l’étrangeté. C’est là que se trouve sans doute l’exotisme radical, c’est là que se trouve sans doute la règle du monde. La règle et non la loi. Car la loi, c’est le principe universel de compréhension dont se jouent bien involontairement ces fragments de mathématiques existentielles ; c’est, entre autres, la tentative de gérer les différences entre les êtres par la minimisation du dédale, ou plus généralement cette horrible propension de l’époque à tout vouloir rationaliser, à vouloir rendre transparentes toutes choses, y compris celles qui relèvent de la séduction. Or l’étrangeté de cette économie des passions dont nous entretient avec malice Laurent Derobert réside dans le fait de se présenter avant tout comme une règle ; et, comme toute règle, elle implique une prédestination arbitraire. Voyez les équations qu’ils nous proposent ; elles ressemblent à des langues : irréductibles les unes aux autres ! Chacune est prédestinée selon sa règle, son arbitraire, sa logique implacable. Certes, si chacune obéit à la loi de la communication et de l’échange, chacune obéit simultanément à une cohérence interne indestructible ; en tant que langue, chacune de ces équations reste éternellement séparée des autres. Et, si elles sont toutes aussi belles, c’est justement parce qu’elles sont à jamais étrangères les unes aux autres.

Dans un monde où l’autre est prédestiné, tout vient d’ailleurs : les évènements fastes ou néfastes, les sentiments et les pensées elles-mêmes. Tout ce qui s’impose à nous comme évènement vient des dieux, de l’inhumain, des esprits, de la magie, de l’indicible. Le secret de l’autre, c’est qu’il ne m’est jamais donné d’être moi-même, et que je n’existe que par déclinaison fatale de ce qui vient d’ailleurs. C’est cela l’univers du fatal que nous proposent les fragments de mathématiques existentielles, univers implacable des équations s’opposant radicalement à la tiédeur sentimentale du psychologique.

Si les auditeurs de Laurent Derobert sourient si fortement à l’énoncé de ses hypothèses mathématiques - traitant, sur un mode thérapeutique, de la meilleure manière de minimiser la douleur dans les relations amoureuses -, c’est qu’ils ressentent l’ironie avec laquelle la science mathématique est subjectivement utilisée pour nous parler de l’impossible réconciliation entre les êtres, de la très gnostique irréconciliation entre les êtres et les mondes. Et si chacun de nous est paradoxalement enclin à rire de bon cœur de cette victoire incessante du Mal, représenté ici par le principe de déliaison et d’irréconciliation, c’est que chacun de nous ne cesse de l’expérimenter à ses dépens et que la rhétorique de Laurent Derobert fonctionne comme catharsis permettant de nous en soulager momentanément.

Dans cette logique de déliaison et d’irréconciliation, l’autre n’est jamais que celui dont on devient le destin, non pas en s’y accointant dans la différence et le dialogue, comme en parlent sentimentalement les jeunes filles, mais en l’investissant comme secret, comme éternellement séparé ; non en s’abouchant avec lui comme interlocuteur, mais en l’investissant comme son ombre, comme son double, en l’épousant pour en supprimer les traces, et, finalement, dans la seule perspective d’effacer son ombre. Ainsi, l’autre n’est jamais celui avec lequel on communique ou que l’on essaye de rejoindre, c’est plutôt celui que l’on suit, celui qui vous suit. De surcroît, l’autre n’est jamais naturellement autre : il faut le rendre autre en le séduisant, en le rendant étranger à lui-même, voire en le détruisant s’il n’y a pas d’autre recours.

Chacun semble vivre du piège qu’il tend à l’autre. Les êtres, dans la forme réelle, vécue et rêvée qu’ils habitent, vivent les uns pour les autres dans une illusion d’attraction, dans une équation hypothétique qui doit cependant durer jusqu’à l’épuisement de leurs forces respectives. Chacun veut son autre : dans l’impérieux besoin de le réduire à merci, et dans le vertige de le faire durer pour mieux le déguster. Car le désir de l’autre est toujours le désir de mettre fin à l’autre. Le plus tard possible ? C’est selon. La seule question est de savoir qui tiendra le mieux le coup, en occupant habilement l’espace, la parole, le silence, l’intérieur de l’autre, cet autre qui sera ironiquement dépossédé de lui-même au moment fatidique où on le sommera d’exprimer sa différence et où il le fera. On ne tue pas : on pousse plus subtilement l’adversaire à désirer, à exaucer sa propre mort symbolique. Malheur à qui désirera le premier ; victoire fatale de l’objet sur le Sujet, de l’ataraxie sur la volonté. Le monde est un piège qui fonctionne parfaitement. Le secret et l’éternelle puissance de séduction de la forme ? S’enfermer dans le silence d’une étrangeté inintelligible ! En somme, une autre définition de Dieu.

Contribution de Ben Harsiflout, commissaire d’exposition et critique d’art le plus influent de l’art à contretemps - c’est lui qui porte la contradiction à Fleur Habitson dans "Plume, pinceau et bistouri", éditions délirim -

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