Les éditions le Délirium

dimanche 22 janvier 2012

Comment optimiser son dédale ?

Le 18 octobre 2010, par Thierry Barbot


Professeur, Université d'Avignon (page web)



Peut-être certains d’entre vous, lors d’une visite à Avignon, ont remarqué avec grande surprise lors de son entrée au délirium, lieu notable de concert, certaines formules, comme par exemple :


vlˆmoy=1TT0(dlˆdt)dt




Vitesse moyenne de fantomisation de l’être rêvé



ou encore :



ζΛ=1TT0[Λ(t)Λmoy]2dtΛmoy




Degré d’inconstance du dédale
                                              




















N’est-ce pas intrigant ? Ceci est d’autant plus étonnant que le délirium est, je cite [1] le site sus-cité de la cité des Papes : Haut lieu insolite et baroque du cœur d’Avignon, le Delirium est un salon culturel et artistique qui distille de la musique vivante du crépuscule à 2h.
La description est certes un peu flatteuse, mais je la trouve adéquate, et j’assumerai mon avis subjectif. Et j’irai même plus loin en ajoutant les qualificatifs de charme, voire même, dans mes bons jours bienveillants et sans grande exigence de froide lucidité, merveilleux. Voilà pour ce qui en est de mon jugement objectif.
On pourrait penser au premier abord qu’il ne s’agit là que d’un simple clin d’œil, un artifice de décoration utilisant l’indéniable esthétique propre aux mathématiques. Il est déjà beau et rare qu’un lieu à vocation multi-culturelle affiche avec éclat et majesté les belles sinuosités des intégrales et le rite incantatoire de l’égalité.
Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Ces formules n’ont pas qu’une simple vocation décorative : elles sont extraites d’un traité de mathématiques existentielles . Le premier volume de ce traité, intitulé Fragments de mathématiques existentielles a été publié cette année aux éditions du Délirium. On peut même télécharger pour quelque temps ce texte au format pdf sur le site de l’université populaire d’Avignon.
De quoi s’agit-il ?
Entendons-nous bien, il s’agit avant tout de poésie. Alors que pour diffuser l’univers mathématique, l’habitude est de tenter d’exprimer la matière des mathématiques dans le langage de tous les jours ; les mathématiques existentielles utilisent au contraire le langage des mathématiques, ses formules, énoncés, théorèmes et conjectures, pour parler des questions de tout un chacun. Et non pas des questions les plus triviales, mais les plus profondes : sentiments, amour, dépit, et bien d’autres questions d’ordre véritablement existentielles.
Le point de départ des mathématiques existentielles consiste à définir une certaine quantité Λ [2], le dédale :

  Λ=k1[α1.(l˜,lˆ)+β1.(lˆ,lˉ)+γ1.(lˉ,l˜)]+k2[α2.(L˜,Lˆ)+β2.(Lˆ,Lˉ)+γ2.(Lˉ,L˜)]

Les trois quantités l˜, lˆ, lˉ forment les trois composantes de l’ être l : la composante vécue, rêvée et réelle. Il en est de même pour les composantes du monde :
L=L˜LˆLˉ
Chaque mise en parenthèse désigne la distance entre les composantes. Par exemple, (l˜,lˆ) est la distance entre l’être rêvé et l’être réel, et le coefficient de pondération α1 [3] est le coefficient de plaisir . Parmi les autres coefficients de pondération, dits éthiques , nous retrouvons le coefficient k1 d’égoïsme et le coefficient k2 d’altruisme.
Le dédale Λ mesure donc une sorte d’entropie de l’état existentiel, une mesure du désordre, qu’il va s’agir donc d’optimiser ; en premier lieu, de minimiser bien sûr.
Il y a plusieurs stratégies pour se faire, étudiées dans le traité. On peut aussi mesurer les vitesses avec lesquelles s’éloignent où se rapprochent les diverses composantes : on parle alors de vestales. L’ouvrage se consacre avant tout dans un système de valeurs occidental classique, où tous les coefficients éthiques sont positifs - mais la cas du dédale de Sade, où le coefficient d’altruisme est négatif, est quand même brièvement considéré.
Un chapitre entier est consacré au cas des modèles passionnels, où le monde L est réduit à la personne aimée l. S’y produit un intéressant phénomène de dualité. Mentionnons quelques propositions fondamentales de la théorie, telles : Toute expérience poétique accroît le domaine des êtres possibles ou encore la placidité du monde réel tempère le vestale du réal-altruiste. Un lemme central est celui de Rimbaud : lorsque le vestale passe au-dessus du plafond de Rimbaud, l’explosion du dédale est quasi-certaine. Je ne développerai pas le Théorème de Térence, ni n’énoncerai deux conjectures importantes de la théorie : celle de Verlaine et celle d’Yseut.
Sans doute certains lecteurs grommellent déjà des imprécations sourcilleuses. Je ne crois pas que l’auteur lui-même, Laurent Derobert, cofondateur du Délirium, aura des objections trop véhémentes si ces lecteurs qualifient d’« élucubrations » la matière de son œuvre. Mais la puissance poétique de la démarche est réelle. L’auteur présente régulièrement ses « idées » lors de conférences grand public, avec un succès certain, suscitant le rire et l’émotion troublée du public. Ces conférences ressemblent étrangement à un véritable exposé scientifique, mais où cette fois-ci le public tout-venant éprouve la sensation de comprendre profondément la portée des théorèmes et démonstrations, et être concerné au plus profond de son être.
Un grand bravo à cette démarche littéraire et théâtrale novatrice, qui, je l’espère, charmera tout autant que moi les lecteurs d’Images des Mathématiques.

Notes

[1et avec félicité !
[2Il s´agit ici de la lettre grecque « lambda », en majuscule...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire